Une équipe pluridisciplinaire du laboratoire Lambe démontre le potentiel d’un nanopore naturel, l’aérolysine, pour détecter, directement dans le sérum humain, deux kinines impliquées dans des pathologies dont l’asthme, les cancers, le sepsis et le Covid.
Il s’agit de la première méthode capable non seulement de distinguer et quantifier des peptides ne différant que par un seul acide aminé mais aussi d’identifier différentes conformations moléculaires de ces peptides.
L’équipe dirigée par le professeur Juan Pelta* au sein du Lambe (Laboratoire Analyse, Modélisation, Matériaux pour la Biologie et l’Environnement, Université d’Evry Paris-Saclay/CY Cergy Paris Université/CNRS), mène ses recherches à l’interface entre la chimie, la physique et la biologie.
Depuis plus de 5 ans, elle explore le potentiel d’une structure qui forme des pores microscopiques dans la membrane des cellules, l’aérolysine, pour proposer une méthode inédite de détection et caractérisation de molécules biologiques. L’approche repose sur l’observation de la signature électrique créée par les molécules au passage du nanopore.
Dans la revue ACS Nano de décembre 2023, les scientifiques élargissent l’application du nanopore d’aérolysine à la détection directe dans un fluide biologique de biomarqueurs de la famille des kinines. Les kinines sont de petits peptides produits dans notre sang ou nos tissus, composés d’une dizaine d’acides aminés. Ils régulent en particulier la fonction cardiaque, la réponse inflammatoire et l’immunité innée. Ils interviennent également dans les processus pathologiques dont l’allergie, l’œdème de Quincke, l’arthrite, les infections et les cancers. On les retrouve dans le plasma, le sérum, l’urine ou encore les sécrétions nasales, mais leur dégradation rapide et leurs similitudes rendent leur dosage extrêmement difficile. Détecter les différents types de kinines dans les fluides biologiques représente aujourd’hui un enjeu à la fois pour mieux comprendre leur rôle biologique et exploiter leur potentiel diagnostique.
Les chercheurs génopolitains se sont intéressés à deux kinines prometteuses comme biomarqueurs cliniques de l’œdème de Quincke et du cancer du sein notamment, la bradykinine (BK) et la des-Arg9-bradykinine (DABK). BK est constituée de neuf peptides et DABK de huit, car produite à partir de BK par coupure de l’arginine en position terminale.
La méthode Nanopore : Une signature électrique spécifique au passage des biomolécules
L’aérolysine a la propriété de former des pores nanométriques (< 2 nm de diamètre) dans les membranes cellulaires. Les scientifiques ont inséré ce nanopore dans une membrane de lipides séparant deux compartiments remplis d’une solution électrolytique. Sous l’action d’un champ électrique, les molécules de la solution sont entraînées vers le nanopore et le traversent, une par une, bloquant ainsi partiellement et temporairement le courant ionique. L’intensité de blocage du courant et le temps de séjour dans le nanopore dépendent de la taille, de la forme et de la charge des molécules, fournissant ainsi une signature électrique spécifique.
Les chercheurs du Lambe ont démontré dans une précédente publication la possibilité de détecter un biomarqueur peptidique de la coagulation placé en solution. Ils ont cherché ici à montrer la possibilité de discriminer des peptides très proches, de les quantifier, et de détecter leur présence dans un fluide biologique, le sérum humain, par la méthode du nanopore d’aérolysine.
Preuve de concept de la discrimination et quantification des kinines par nanopore
Les scientifiques ont cherché tout d’abord à caractériser les signatures des deux kinines BK et DABK. La méthode s’est révélée très sensible puisqu’elle a mis en évidence, de manière surprenante, deux conformations différentes prises par chacune de ces deux molécules. L’analyse en mélange a démontré qu’il était possible de différencier les signatures électriques des deux kinines, surtout pour une des deux conformations.
Les auteurs ont ensuite fait varier la concentration de BK et DABK. Ils ont révélé une relation linéaire entre leur concentration et la fréquence de passage par le nanopore, et démontré ainsi la possibilité de quantifier les kinines par cette méthode.
Dans un deuxième temps, les auteurs se sont employés à relever le défi de la détection et la quantification dans un biofluide constitué d’un mélange complexe de molécules. Ils ont testé le dispositif nanopore avec une solution à 2% de sérum humain additionnée d’un mélange équimolaire des deux kinines. Les chercheurs ont utilisé les signatures des deux kinines issues de la première partie de l’étude et ont combiné ces connaissances avec les fluctuations de courant électrique (fraction de blocage, temps de séjour) mesurées à travers le nanopore dans la solution de sérum. Les mêmes signatures de BK et DABK ont bien été retrouvées parmi un ensemble complexe de signaux.
Une analyse en composantes principales (ACP) et une approche de classification dite « semi-supervisée » par machine learning leur a permis de repérer précisément les signaux correspondant aux deux kinines dans leurs deux conformations, de les différencier entre elles et de les distinguer des autres molécules du mélange, sans superposition des signaux.